L’enfer des accès anticipés

Ils sont à la mode, depuis quelques années, sur toutes les plateformes ou presque. Que ce soit par besoin de financement, ou juste pour démultiplier les retours des joueurs, « sortir » un jeu en accès anticipés est presque devenu la norme. Mais est-ce pour le meilleur, ou pour le pire ?

Acces Anticipé
L’encart de Steam annonçant que ce jeu est en accès anticipé

Par définition, l’accès anticipé mets à disposition un jeu, non terminé, pour les joueurs. C’est accès est évidemment payant. Vous achetez donc un jeu qui n’est pas finalisé, qui n’est pas complètement débuggé ou équilibré. On vous met à disposition les premiers niveaux, les premières fonctionnalités, celles de base. Et généralement, le jeu inclut une fonctionnalité permettant de faire remonter les bugs, ou des demandes d’amélioration. Le joueur est ainsi pleinement impliqué dans le développement. Cela permet au studio d’avoir des retours beaucoup plus nombreux, de démultiplier les cas d’usages, ou même de tester la charge des serveurs pour les jeux en ligne. Sur le papier, cela semble un deal gagnant/gagnant. Le joueur a accès au jeu avant même sa sortie officielle, parfois mois cher ou avec du contenu exclusif, et le studio obtient des retours pertinents….

Le bon accès anticipé

C’est celui où tout se passe bien, et où le contrat est bien respecté des deux côtés. Le développeur vous propose un produit jouable, avec assez de contenu. Il manquera très certainement quelques fonctionnalités avancées, vous n’aurez pas accès à toutes les zones ou à tous les niveaux, ou alors votre personnage sera limité en niveau. De nombreux accès anticipés de ce genre ont très bien fonctionné, pour les deux parties :

  • World of Warcraft (2004)
  • Dead Cells (2018)
  • Baldur’s Gate 3 (2023)
  • Schedule I (2025)
  • etc…

L’exemple de Dead Cells est particulièrement parlant. Motion Twins (studio bordelais) a choisi de mettre à disposition son jeu en mai 2017 en version 0.0… 20 monstres, 50 objets et 11 niveaux. Court, mais l’intention était déjà la : une identité visuelle bien marquée, un gameplay déjà fluide et rapide, un système de combat bien en place. Pas d’histoire, pas de fioritures. Mais qu’importe… Les joueurs sont déjà dedans, et ils apportent de bonnes idées et des retours inestimables au studio. La tête dans le guidon, le point de vue extérieur des 100.000 premiers béta-testeurs a été salutaire. Sans parler le petite rentrée d’argent, qui leur a permis également de souffler un peu, et de prolonger la durée du développement sans prendre plus de risques pour l’entreprise, déjà en danger à ce moment là. Que ce soit du point de vue des joueurs ou des professionnels du secteur, c’est un accès anticipé réussi.

Le jeu sortira en août 2018, et passera rapidement le million de vente, fort d’une communauté déjà convaincue par ce qu’elle avait pu avoir entre les mains.

Dead Cells
Dead Cells

On remarque que les accès anticipés sont souvent initiés par des petits studios, souvent indépendants, car cela soulage leur budget souvent très modeste, et permet également de faire connaitre leur jeu et faire monter la « hype » avant même la sortie officielle.

C’est sûrement le cas pour Schedule I, dont l’équipe de développement comporte… une seule et unique personne. On peut alors comprendre qu’il ne passe pas 4 ans de sa vie à développer un jeu sans toucher un seul centime pendant cette période. Mais encore une fois, dès sa mise à disposition sur Steam, le jeu proposait énormément de contenu, quasiment aucun bug, et le mode multijoueurs. Avec les mises à jours qui ont suivies, il a rajouté des meubles, ouvert des magasins, ajouté de la déco pour sa base, etc… Mais pour avoir fait ce jeu, je peux dire qui si tout n’était pas parfais, il permettait de passer de nombreuses heures de fun avec un ami. Je n’ai pas été lésé par la marchandise !

Les mauvais accès anticipés

Si ils se font de plus en plus nombreux, peut-être est-ce juste car l’accès anticipé est très à la mode et que sur la totalité, le pourcentage des « mauvais » reste équivalent. Je n’ai pas poussé l’analyse aussi loin. Mais j’ai surtout été marqué par certains d’entre eux, qui ont été unanimement critiqués. Il est sûrement facile de taper sur l’ambulance et en plus, à postériori… Mais dans les cas que je vais vous présenter ici, je ne pense pas que vous pourriez dire que le studio n’était pas au courant de ce qu’il proposait aux joueurs. Et là, on rentre dans une catégorie qui frôle l’abus de confiance ou l’arnaque…. Voici quelques exemples :

  • Kerbal Space Program 2
  • SIGIL
  • etc…

Ces différents cas sont d’autant plus grave qu’ils sont proposés par de grands studios, soutenus par de grands éditeurs. Donc, on pourrait déjà supposer qu’ils n’ont pas fondamentalement besoin de financements externes pour assurer la production. Même si chaque studio est censé être indépendant financièrement, on devrait pouvoir compter sur son éditeur pour assurer quelques années de production… non ?

Mais cela n’a pas empêché Intercept Game, sous l’égide de Private Division et Take Two Interactive, de nous sortir un KSP 2 totalement inacceptable. Moins bien sur quasiment tous les plans, par rapport au premier, moins de fonctionnalités, moins de pièce, moins de FPS ! Le jeu est catastrophique ! Il plante, il ne tourne pas, il rame ! Et on n’a accès qu’aux fonctionnalités de base du jeu, comme le KSP premier du nom d’il y a 10 ans… Bref… Un beau foutage de gueule.

Dans la foulée, le studio nous promettait de belles évolutions, et une road map alléchante… Juste avant que Take Two décide de licencier tout le monde et de fermer le studio…. Sans rembourser les clients ayant acheté leur jeu pété, ou proposer une alternative….

SIGIL fera l’objet d’un article à part, mais disons que ce devait être la version VTT (Virtual Table Top – Jeu de rôle sur table virtuel) de Donjons & Dragons, développé et publié par Wizard of the Coast, propriétaire de la licence (eux même appartenant à Hasbro). Cela devait être un Baldur’s Gate 3 (BG3) en mode figurine, avec création de cartes, gestions des fiches de personnages, et toutes autres fonctionnalités nécessaire à la tenue d’un jeu de rôle via un navigateur internet comme Foundry ou Roll20.

Projet Sigil
Projet Sigil

Après le succès planétaire de BG3, le nombre hallucinant de ventes, un GOTY en 2023 très loin devant tous les autres jeux, on pouvait espérer qu’une petite partie de ces revenus pouvait alimenter un « petit » projet comme SIGIL. Ils avaient le moteur, les mécaniques, les assets (objets en 3d pour construire le monde)… Mais le « jeu » est sorti en accès anticipé (heureusement avec un accès gratuit pour tester avant) et rien n’était au niveau attendu. Il faut une machine de guerre pour faire tourner le navigateur avec SIGIL qui tourne sous Unreal Engine 5. Bref, un fiasco total…

Alors, on s’est naïvement dit que ce n’était qu’une « béta »… Mais quelques jours à peine après la sortie de cet early access, le studio a été dissous, ou presque… Plus aucun espoir d’avoir un projet terminé, ou ne serait-ce qu’opérationnel.

Mais cela n’empêche par le site officiel D&D Beyond de continuer à le vendre 60$ par an, en abonnement. Après l’annonce que le projet n’irait pas beaucoup plus loin. Plus c’est gros, plus ça passe ? On se demande jusqu’où peut aller le culot…

J’imagine aisément que ces exemples ne sont pas les seuls, mais ceux-là sont ceux qui m’ont marqués, car j’y ai succombé, plein d’espoir et aujourd’hui plein de colère… Car je me suis senti floué, arnaqué, et je sais ne pas être le seul. Ces accès anticipés n’avaient pour seul objectif que de nous faire cracher de l’argent, pour renflouer des projets certainement en déficit (comme tout projet en cours de développement). Je n’ai aucun espoir pour ces jeux, définitivement abandonnés par leurs propres studios. Et vendre un projet non fini, comme étant « en cours » et fermer le studio derrière, c’est mentir.

Les Early trop Early

Enfin, il y a les accès anticipés que je trouve trop précoces. Le jeu est généralement en bon état, jouable, mais trop peu avancé, ne laissant au joueur que peu de choses à faire, avec trop peu de mécaniques. On peu se faire un peu plaisir, mais on sent qu’il manque des choses.

Le studio est généralement de bonne foi, et met tout en œuvre pour rendre un projet fini et jouable. C’est généralement le manque de budget qui incite à rendre le jeu accessible en early, car produit par des studios indépendants sans support d’un éditeur . Quelques exemples :

  • Forever Sky
  • Foundry
  • Timberborn
  • Enshrouded
  • etc…

Le principal problème que je trouve à ces jeux, c’est qu’ils seront très certainement bons dans quelques années. Mais en y ayant passé déjà quelques heures, m’ayant parfois déçu par le manque de profondeur ou certaines mécaniques mal fichues (ce qui est normal !!!), j’aurai beaucoup de mal à y revenir quand il sera officiellement terminé.

Je passerai ainsi certainement à côté de très bons jeux, ayant gouté à un produit déceptif car trop précoce. Je ne rejouerai pas à Timberborn alors que le jeu a bien évolué. Je ne sais pas si je remettrai les pieds dans Enshrouded alors que j’ai adoré ce jeu… Est-ce grave ? Pas pour le studio en tout cas, car je suis déjà passé à la caisse. Mais la « hype » est retombée pour moi.

J’ai passé des centaines d’heures sur Satisfactory, depuis des nombreuses années. Mais j’avoue que ma partie sur la 1.0 s’est arrêtée avant la fin du jeu. J’ai trop joué, je me suis saoulé tout seul. J’y reviendrai sûrement, mais j’ai un gout d’inachevé dans la bouche.

Comment faire, alors ?

Il faut se renseigner, ne pas se jeter sur sa carte bleu comme un fan hardcore, et prendre son temps. C’est sûrement plus facile à dire qu’à faire, je suis le premier à me laissé tenté par un jeu attractif. J’ai été déçu, j’ai regretté. J’ai craqué trop vite. Mais aujourd’hui, avec tous les tests trouvables sur internet, les vidéos Youtube de démo, de tests, de let’s play, on ne peut pas dire qu’on ne savait pas. Mais comme l’accès anticipé est devenu la norme, il faut être très attentif dans ses achats. Et surtout arrêter de faire le pigeon, et se méfier des accès anticipés, en particulier quand ils proviennent d’un studio connu…

Notons également qu’il existe encore de rares projets qui sortent officiellement sans être passé par un accès anticipé, même réalisé par de petits studios. Je ne peux que citer Clair Obscur : Expedition 33 comme dernier exemple en date. Succès planétaire, sortie propre sans défaut, sans bug, sans arnaque. On en a pour notre argent. Comme quoi, il existe encore un voie classique, trop peu utilisée à ce jour, mais qui dénote d’une grosse volonté de sortir un produit fini sans prendre en otage les joueurs.

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